Nous vous proposons aujourd’hui la deuxième partie d’un article qui a été initialement rédigé dans le cadre de la collaboration entre ChinePI et le blog « BLIP, le blog de la propriété intellectuelle ! » (lien : https://blip.education).
III- Points de vigilance sur l’application de la doctrine des équivalents
Les textes juridiques mentionnés plus haut permettent d’encadrer et d’imposer l’application de la doctrine des équivalents en Chine. Il est possible d’en déduire plusieurs recommandations à avoir en tête au cours des procédures, que nous développons ici, en les illustrant avec des décisions relativement récentes.
- a) Principe de donation : les revendications avant tout
Comme nous avons déjà vu plus haut dans la partie I, l’article 5 de “Interprétation I” constitue la base légale du principe de la contrefaçon par équivalence. Il est donc très important pour le titulaire du brevet de décider quelles solutions techniques décrites dans la description d’un brevet doivent être protégées, en les incluant dans le jeu de revendications. En effet, il serait dommageable qu’une solution technique soit oubliée, intentionnellement ou pas, lors de la rédaction des revendications.
A titre d’exemple, dans l’affaire Zhiminzhong (2021) n° 1576 de la Cour Suprême, cette dernière a statué que : les revendications d’un brevet étant de nature publique, le comportement du breveté consistant à utiliser un concept spécifique dans une revendication lors du dépôt de la demande de brevet et puis à l’interpréter de manière élargie sur la base de la description et des dessins dans le cadre du litige en contrefaçon, entraînera un déséquilibre entre les intérêts du breveté et ceux du public, et ne devrait pas être soutenue par la Cour populaire. Les paragraphes 008 et 0052 de la description du brevet (mode de réalisation 1) indiquent que le présent modèle d’utilité fournit un roulement avec un élément de positionnement sur la bague intérieure, la bague extérieure ou les bagues intérieure et extérieure. La revendication 1 ne comporte que la situation où l’élément de positionnement est monté sur la bague intérieure, mais n’exige pas de protection pour la situation où l’élément de positionnement est monté sur la bague extérieure, qui doit donc être considérée comme un abandon.
- b) Principe d’estoppel : la procédure d’examen limite les possibles
Ce principe est prévu dans l’article 6 de “Interprétation I” et complété dans l’article 6 de “Interprétation II“. Il faut donc que le titulaire du brevet fasse très attention au cours de la procédure d’examen, les éventuelles procédures de réexamen et d’invalidation, aussi bien pour le brevet en question que pour le brevet divisionnaire/mère étroitement lié à ce dernier. En particulier, lors de la réponse aux lettres officielles, il convient de bien réfléchir aux modifications à apporter dans une revendication (notamment la revendication indépendante) et les observations à présenter à l’office, en essayant de trouver un équilibre entre l’accélération de la délivrance du brevet et la préservation de la portée maximale du brevet en vertu de la doctrine des équivalents.
Par exemple, dans l’affaire Zhiminzhong (2020) n° 1245 de la Cour Suprême, cette dernière a statué que : dans la procédure d’invalidation du brevet, la société Zhongsen a clairement indiqué que le couteau de nettoyage du compartiment fixe supérieur et celui du compartiment fixe inférieur énoncés dans la revendication 1 du brevet sont “deux couteaux indépendants” et se distinguent du cas où un seul couteau traverse les compartiments fixes supérieur et inférieur dans la direction axiale. Cet avis a également été adopté par la décision d’invalidation. Par conséquent, il convient de déterminer que la société Zhongsen a renoncé à inclure la solution technique d’un seul couteau dans l’étendue de la protection du brevet. Dans le litige en contrefaçon de la présente affaire, Zhongsen a affirmé qu’elle devrait être incluse dans la portée de protection du brevet par équivalence, ce qui viole le principe d’estoppel et n’est donc pas soutenu par la présente Cour.
- c) Les caractéristiques quantitatives peu propices à l’équivalence
Comme il ressort de l’article 12 de “Interprétation II“, il faut être extrêmement prudent lors de l’utilisation des expressions de limitation, telles que “au moins”, “pas plus/moins que”, “supérieur/inférieur à”, dans les revendications. L’utilisation inappropriée de ce genre d’expressions pourrait empêcher l’application de la doctrine des équivalents dans un litige en contrefaçon de brevet, ce qui a pour conséquence de laisser échapper certaines contrefaçons.
A titre d’exemple, dans l’affaire Zhiminzhong (2019) n° 516 de la Cour Suprême, cette dernière a statué que : la revendication 1 du brevet adopte la définition “inférieure à 15 mm”, qui est une définition claire sur la caractéristique numérique. De plus, il est décrit également dans la description du brevet que la solution technique comportant ladite caractéristique constitue une idée de base des solutions techniques pour atteindre l’objectif de l’invention. Par conséquent, après avoir lu les revendications, la description et les dessins, l’homme du métier penserait que la solution technique du brevet met particulièrement l’accent sur l’effet limitatif de “inférieure à 15 mm”. Bien que la légère différence de distance ne puisse pas affecter de manière significative l’effet technique de la solution technique, la différence aurait dû être prise en compte par le demandeur lors de la rédaction du brevet, qui a tout de même défini finalement l’étendue de la protection de la revendication comme “inférieure à 15 mm”, ce qui signifie que les solutions techniques définies par “supérieures ou égales à 15 mm” sont clairement exclues de la portée de protection. Au vu de la nature publique des revendications, le titulaire du droit ne peut plus réintégrer les solutions techniques exclues dans la portée de protection du brevet en cas de contrefaçon. Selon les dispositions ci-dessus, l’affirmation de la société Totem, selon laquelle le joint de 15-17 mm entre la plaque inférieure de la boîte carrée creuse et le coffrage du plancher creux en béton coulé sur place dans la solution technique incriminée est équivalent à la caractéristique N°6 de la revendication 1 du brevet “l’espace entre la plaque inférieure de la boîte composite à paroi mince et le coffrage du plancher à nervures creuses coulé sur place reste inférieur à 15 mm”, n’est pas soutenue par la présente Cour.
- d) Principe de prévisibilité : le rédacteur est supposé anticiper les alternatives
Contrairement aux trois principes précédents, ce principe reste controversé en Chine. Bien qu’il n’existe pas encore d’interprétation judiciaire permettant de préciser si ce principe peut servir à limiter l’application de la doctrine des équivalents, il faut tout de même prêter attention à ce principe, car dans les litiges en contrefaçon de brevet, ce principe est devenu un moyen de défense routinier pour le breveté et il y a déjà de nombreuses jurisprudences dans lesquelles ce principe est appliqué par les juges.
En effet, ce principe n’est pas sans fondement, il est étayé par l’article 60 des “Directives 2017” selon lequel, pour les caractéristiques ne constituant pas le cœur de l’invention d’une revendication d’un brevet d’invention, pour les caractéristiques formées par des modifications ou pour les caractéristiques d’une revendication d’un brevet de modèle d’utilité, si le titulaire du brevet connaissait clairement ou était suffisamment compétent pour prévoir l’existence de caractéristiques alternatives au moment du dépôt de la demande de brevet ou au moment de la modification, mais ne les a pas incluses dans l’étendue de la protection du brevet, alors dans la détermination de la contrefaçon, le titulaire ne peut pas prétendre que ces caractéristiques alternatives doivent être incluses dans l’étendue de la protection du brevet par équivalence.
Voici un exemple. Dans l’affaire Minshen (2019) n° 3188 de la Cour Suprême, cette dernière a jugé que : en ce qui concerne la caractéristique “les feuilles de support élastiques sont disposées à hauteur égale“, le demandeur du brevet était suffisamment compétent pour prévoir l’existence de cette caractéristique alternative lors du dépôt de la demande de brevet, mais ne l’a pas incluse dans la revendication. Par conséquent, cette caractéristique ne doit pas être considérée comme étant équivalente à la caractéristique “les feuilles de support élastiques sont disposées en hauteurs alternées” de la revendication 1 du brevet.
- e) Principe d’exclusion explicite
De même que pour le principe de prévisibilité, ce principe n’est prévu dans aucune interprétation judiciaire mais seulement dans les “Directives 2017“. Toutefois, il semble qu’il soit largement reconnu et appliqué par les juges dans la détermination de la contrefaçon.
Selon l’article 59 des “Directives 2017“, si la solution technique présumée contrefaite fait partie des solutions techniques explicitement exclues dans la description du brevet ou si elle appartient aux solutions techniques décrites dans la partie “Background” du brevet, l’affirmation du titulaire selon laquelle elle constitue une contrefaçon par équivalence ne sera pas suivie.
Pour faciliter la compréhension de ce principe, il est possible de parler de l’affaire Zhiminzhong (2020) n° 1310 de la Cour Suprême, cette dernière a jugé que : étant donné que la caractéristique D du brevet, à savoir “chaque côté du plateau de montage comprend un dispositif mobile… » (note de l’auteur: le plateau de montage a quatre côtés), souligne particulièrement le rôle limitatif de l’expression “chaque côté” et que l’homme du métier comprendra, à la lecture des revendications et de la description, qu’au moment du dépôt de la demande de brevet, le titulaire avait l’intention d’exclure la caractéristique d du produit présumé contrefait, à savoir “les deux côtés opposés [uniquement] du plateau de montage comprennent chacun un dispositif mobile …”, cette solution technique du produit présumé contrefait ne doit pas être incluse dans la portée de protection du brevet par équivalence.
IV- Conclusions
A l’issue de la présentation que nous venons de faire, nous pouvons constater que la Chine met à disposition un certain nombre d’outils juridiques pour présenter et comprendre la détermination de la contrefaçon par équivalence. En effet, à la différence de la France où l’appréciation de l’équivalence est issue de la doctrine ou de la jurisprudence et présente des disparités d’appréciation, la Cour Suprême chinoise a formulé une présentation et une méthode de détermination précieuses dans ses interprétations judiciaires en 2001, 2010 et 2016.
Grâce à ces textes, nous avons accès à une méthodologie sur l’approche générale et à différents principes de limitation qui peuvent être très utiles pour se défendre ou attaquer ses adversaires dans des litiges en contrefaçon de brevet, que l’on soit titulaire de brevet ou présumé contrefacteur.
Par ailleurs, ces textes mettent en avant l’importance cruciale de la rédaction initiale et incitent à porter une très grande attention sur la qualité de la rédaction de la demande de brevet et de ses revendications, sur d’éventuelles modifications apportées à la demande et sur les observations déposées dans la procédure d’examen, de ré-examen et même d’invalidation, en pensant aux éventuels impacts sur un futur litige.
Enfin, bien que l’on dispose de ces textes riches pour guider avec précision la détermination de la contrefaçon par équivalence, la question reste délicate dans la plupart des cas et, même avec ces outils, nous pouvons constater qu’il n’existe pas de critère objectif, en or, qui permettrait d’arriver facilement à une conclusion reconnue par tout le monde.
L’équivalence reste donc jugée plutôt au cas par cas dans la pratique judiciaire (et en cela la Chine et la France se rejoignent !), même si les éléments évoqués dans cet article donnent quelques clés pour comprendre comment présenter les faits au juge.
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Article rédigé par Mei TAO, Clémence VALLÉE-THIOLLIER