La lutte des tribunaux chinois contre les dépôts frauduleux de marque continue
Nous avons déjà eu l’occasion de l’expliquer sur ce blog, concernant le dépôt de marques, le droit chinois applique le principe du premier déposant (« first to file »), ce qui signifie que vous ne serez pas autorisé à enregistrer une marque si un tiers l’a déjà fait. Ce principe a eu pour effet de favoriser les pratiques de « squattage » de marques. Cependant, afin notamment de lutter contre ces dépôts frauduleux, la loi chinoise sur les marques protège certaines marques non enregistrées, c’est notamment le cas de la protection des marques notoires prévues par les articles 13 et 14 de la loi des marques.
Dans un cas récent, pour étendre la protection des marques notoires, non seulement aux produits identiques ou similaires à ceux désignés par le dépôt mais également aux autres produits, la Haute cour de Pékin a été plus loin en protégeant une marque non enregistrée sur la base de l’article 13.2 mais également sur celle de l’article 32.
L’article 13.2 prévoit « Lorsqu’une marque enregistrée pour être utilisée sur des produits identiques ou similaires est une imitation, une reproduction ou une traduction d’une marque notoirement connue d’une autre partie qui n’a pas été enregistrée en Chine et peut facilement causer une confusion, elle ne doit pas être enregistrée et doit être interdite d’utilisation ».
Quant à l’article 32, il énonce « Aucune demande d’enregistrement de marque ne peut porter atteinte aux droits antérieurs existants d’autrui, et l’enregistrement de mauvaise foi par des moyens illicites d’une marque avec une certaine réputation déjà utilisée par une autre partie est interdit ».
Cette décision est également intéressante car elle applique une méthode d’interprétation de la loi adoptée par la Cour Suprême chinoise en 2017 concernant les critères à prendre en considération pour déterminer le caractère notoire d’une marque. En effet, le cas d’espèce concernant le secteur d’Internet, les critères prévus par l’article 14 de la loi et habituellement utilisés étaient peu pertinents.
Une affaire de dépôt frauduleux de marques entre sociétés chinoises
Tout d’abord, intéressons-nous aux faits. Le litige en question concerne deux entreprises chinoises, Kugou Networks et Shantou Lifeng. C’est d’ailleurs l’occasion de rappeler que même si la plupart des décisions de justice commentées sur notre blog concernent des litiges impliquant des entreprises étrangères, il s’agit en fait d’une très faible part des décisions prises en Chine, comparée au nombre de décisions réglant des litiges entre sociétés chinoises.
Dans notre cas d’espèce, la société KuGou Networks est un fournisseur de services de musique sur Internet et offre un service de streaming depuis 2004. En 2009, la société Shantou Lifeng dépose une demande de marque pour enregistrer « KuGou » en caractères chinois et pinyin. Sa demande de marque est faite en classe 41 et désigne les services suivants : organisation de concerts, production de programme, fourniture de services de karaoké, service de divertissement, etc. La marque est enregistrée en 2011.
En 2014, KuGou Networks dépose une action en annulation à l’encontre de la marque de Shantou Lifeng. La première décision prise par le TRAB (Trademark Review and Adjudication Board) consiste à annuler la marque pour tous les services désignés. Puis, la Cour de PI de Pékin, saisie de l’affaire, confirme l’annulation de la marque mais seulement pour une partie des services désignés. En effet, elle estime qu’il y a lieu de maintenir la marque pour certains services non similaires aux services proposés par Kugou Network (« club de fitness, services de bibliothèques itinérantes, formation ; publications de livres ; services de modèles pour artistes »). Sa décision se fonde sur le fait qu’il n’était donc pas possible d’appliquer l’article 13.2 puisque cet article ne protège les marques notoires que si leur utilisation concerne des produits et/ou services identiques ou similaires.
La protection étendue des marques notoires prescrite par la Haute Cour de Pékin
Les deux parties font appel auprès de la Haute Cour de Pékin qui rend sa décision en mars 2017. Dans cette décision, la Cour annule le jugement de la Cour de PI de Pékin et se prononce en faveur de la position du TRAB. Pour cela, elle se fonde à la fois sur l’article 13.2 et l’article 32 de la loi des marques.
La Cour explique la différence entre ces deux dispositions. L’article 32 a pour objet de protéger les intérêts du titulaire de la marque antérieure générés par l’utilisation de sa marque alors que l’article 13.2 entend prévenir le risque de confusion sur le marché. La Haute cour de Pékin décide donc que, concernant la liste des services non identiques ou similaires, pour lesquels l’article 32 était inapplicable car la marque n’avait pas atteint une réputation suffisante par son utilisation antérieure, l’article 13.2 s’applique étant donné que, considérant l’étendue de la réputation et de la similarité, il y avait en l’espère un risque de confusion.
Concernant la question du caractère notoire et du risque de confusion en découlant, la Haute Cour adopte une méthode d’interprétation de l’article 13 définie récemment par la Cour Suprême de Chine dans ses « Dispositions sur plusieurs questions concernant l’audition des affaires administratives impliquant l’octroi et l’affirmation de droits de marque ».
Dans le cadre de ce texte, la Cour Suprême a énoncé que pour déterminer la probabilité de la confusion, il n’était pas toujours pertinent d’appliquer les critères de l’article 14, à savoir la durée de l’utilisation, la durée et l’étendue de la publicité, le volume de ventes, etc. Il est vrai que pour certains secteurs comme celui d’Internet où la réputation d’une marque peut être acquise extrêmement rapidement, ces critères semblent inadaptés. Dans ce type de cas, la Cour Suprême a indiqué qu’il fallait prendre en considération les critères suivants : l’étendue de la réputation de la marque, l’importance de la similarité entre les produits et services désignés par les deux marques.
C’est ce que fait la Haute Cour de Pékin dans le cadre de sa décision et elle a estimé que les preuves fournies par la société KuGou Networks étaient suffisantes pour prouver le caractère notoire de la marque au moment du dépôt de la marque adverse et donc la confusion entre les deux marques.
On ne peut que se réjouir d’une pareille décision qui montre l’évolution de la jurisprudence dans le sens d’une meilleure protection des entreprises et individus victimes de squattage de marque. En effet, le caractère notoire d’une marque était jusqu’alors généralement difficile à prouver auprès des tribunaux, notamment en raison de la rigidité des critères établis par la pratique.