Comme dans un mariage, ce qu’on crée ensemble doit être géré à deux.
Dans la première partie de cet article, que vous pouvez retrouver ici, Sophie Quérin, experte de la propriété industrielle en Chine, nous expliquait les difficultés posées par le développement de résultats dans le cadre de projets collaboratifs internationaux, notamment en ce qui concerne l’attribution de la propriété de ces résultats. Dans la deuxième partie de cet article, elle nous donne des conseils pour éviter les erreurs habituellement commises lors de la mise en place de ce type de projet et s’assurer une exploitation sereine et pérenne des résultats développés.
1. Réduire les risques liés à la copropriété dans les développements collaboratifs franco-chinois
« Mais comment faire ? Comment collaborer avec la Chine, partager ses technologies et son savoir-faire, confier des projets complexes à des équipes internationales ? » La question semble compliquée, mais la réponse peut, avec un peu de pragmatisme chinois, devenir simple.
Tout d’abord, il faut avoir en tête que, dès qu’une invention intéresse et qu’elle n’a pas été obtenue par une seule personne, il y a de fortes chances que la question de sa propriété provoque un débat. C’est d’ailleurs souvent plus simple de débattre avant que l’invention soit exploitée, parce que ce débat évite les accusations de contrefaçon, de concurrence déloyale, parfois même d’espionnage industriel, et par la suite les assignations en diffamation introduites devant les tribunaux par ceux qui se considèrent faussement accusés…
Il est nettement plus facile d’établir d’entrée son droit de propriété sur un bien immatériel, que de devoir réclamer cette propriété et en faire la démonstration devant un ou plusieurs tribunaux. La copropriété, lorsqu’elle n’a pas été gérée en amont, est un sujet puissant qui peut vite devenir préoccupant, voire mettre en péril l’exploitation d’un produit ou même la vie d’une entreprise.
Lorsque le produit final est obtenu de façon conjointe (travail simultané de plusieurs personnes), lorsque les équipes de deux (ou plusieurs entreprises) travaillent ensemble sur le même site ou sur le même logiciel, dans la même salle de réunion (y compris virtuelle), par définition, le résultat est commun et il est détenu conjointement. Conjointement toutefois ne signifie pas 50 %/50 %.
Si, dans une équipe de cinq personnes, quatre appartiennent à la même entreprise chinoise, mais la cinquième travaille chez un client français donneur d’ordre, dans quelle mesure le client peut-il prétendre à être cotitulaire du résultat ? Et si cette cinquième personne avait un niveau d’expertise beaucoup plus élevé que les quatre autres et a contribué de façon très conséquente à l’obtention des résultats ? Ou si, à l’inverse, elle n’a fait qu’observer et occasionnellement commenter les travaux ?
Si le sujet n’est pas défini en amont, la seule certitude reste la cotitularité. Comment sera fait le partage dépendra quasi-exclusivement des apports intellectuels respectifs. Quel sujet a été traité par quel membre de quelle équipe et dans quelle mesure ce membre a contribué à l’obtention du résultat ? Qui a rédigé ce bout de formule, qui a mis en œuvre cet ingrédient, qui a suggéré de faire épaissir ce mélange ? Les inventeurs ne se posent pas ces questions lorsqu’ils travaillent. Ils cherchent simplement le meilleur résultat et souvent juste le résultat opérationnel qui marche comme on veut.
Dans les grandes entreprises chinoises, beaucoup de salles de réunion sont désormais équipées de caméras. En cas de litige, il est donc possible d’avoir recours aux enregistrements, conservés pour des durées qui peuvent varier, mais généralement assez longtemps pour une telle démonstration. Dans les entreprises françaises, nous n’avons pas pour habitude de demander à nos partenaires s’il est possible d’enregistrer ne serait-ce que le son d’une réunion, ni d’ailleurs de conserver ce type de fichiers. Ce serait pourtant tout à fait pertinent. Il y a également l’hypothèse du télétravail qui va certainement donner lieu à une jurisprudence clarifiante en la matière.
2. Le contrat à l’épreuve de la réalité de la collaboration
Beaucoup d’industriels tentent de résoudre le problème en affirmant, dans leurs conditions générales de vente, d’achat, de prestation de services, etc., qu’ils sont propriétaires de tout ce qui a pu être créé ou obtenu lors de l’exécution d’un projet. De plus en plus de contrats de collaboration vont prévoir des dispositions spécifiques sur la propriété des résultats, certains vont aller jusqu’à réclamer la propriété des inventions et de leurs améliorations. Toutefois, cette pratique peut avoir ses limites et ce, pour plusieurs raisons.
Lorsqu’un partenaire industriel affirme qu’il est titulaire d’un droit de propriété sur un bien immatériel, la première chose à faire reste de trouver la raison pour laquelle il estime que c’est légitime de l’affirmer. Il est alors intéressant de demander à ce partenaire d’identifier non seulement les dates, les lieux et les participants aux travaux, mais aussi les éléments précis du produit, du process ou de son fonctionnement, qui résulteraient du travail de ses équipes. Lorsque la copropriété ne résulte pas seulement d’une clause contractuelle, mais d’une réelle collaboration entre équipes, ces éléments, qu’ils soient plus ou moins complets, plus ou moins précis, peuvent être apportés à la discussion.
A contrario, si la collaboration n’en était pas vraiment une, il serait très difficile, voire impossible d’apporter de tel éléments. Beaucoup de collègues soutiendront, avec raison, que les clauses contractuelles sont applicables, peu importe si l’équipe française avait un collaborateur chinois ou pas. Toutefois, le droit de la propriété intellectuelle tend à nous venir en aide en définissant très précisément les qualités d’un inventeur et d’une invention.
Ceux d’entre nous qui ont déposé des demandes de brevet ou collaboré avec un Conseil en PI savent que les noms des inventeurs, leurs coordonnées et la façon dont l’invention a été acquise par leur employeurs respectifs sont déclarés officiellement à l’INPI comme à la CNIPA lors du dépôt de cette demande. Dans ce sens, déclarer sur une demande de brevet le nom d’une personne qui n’a pas participé au développement remet en question la validité de la déclaration et peut même être qualifiée de fausse déclaration, ce qui incite le partenaire à réfléchir, surtout s’il n’a pas apporté des éléments tangibles et significatifs au développement. Dans cette dernière hypothèse, la demande de partage de la propriété des droits n’est pas nécessairement justifiée et peut, voire doit, faire objet d’une discussion avec le partenaire industriel.
À noter que ces commentaires s’appliquent bien entendu uniquement aux relations industrielles équilibrées dans le cadre desquelles les partenaires négocient ces éléments ouvertement. Dans une relation déséquilibrée, où le partenaire, français ou chinois, a un pouvoir économique important sur son co-contractant, ce dernier est souvent tenté de signer le contrat, peu importe si la propriété des résultats est réellement partagée.
3. Les arguments à avancer à son partenaire en cas de divergence liée à la propriété des résultats
Ce que je dis et répète aux dirigeants des entreprises que je conseille est très simple : « Si vous n’êtes pas seul propriétaire de vos résultats, votre partenaire n’a pas besoin de vous pour exploiter votre produit. Au mieux, il aura besoin de vous pour lui expliquer comment fonctionne un produit ou un process, le temps qu’il apprenne à le maîtriser. Par la suite, votre partenaire industriel n’aura ni besoin, ni raison valable de vous rémunérer ou de commander un produit chez vous, surtout s’il peut le produire ou le sous-traiter ailleurs où le prix sera moins cher ».
Dans ces situations, de façon très pragmatique, il est important de savoir quels sont les besoins terrain du partenaire. Plus souvent que l’on ne le croit, le partenaire veut juste avoir la certitude de pouvoir produire sans encombre. Si c’est le cas, il n’a pas besoin d’être titulaire des droits – une licence ou une exploitation partagée peut suffire. Pour qu’il s’en rende compte, il est parfois utile de lui rappeler que la copropriété n’apporte pas que du bénéfice d’exploitation, mais aussi du partage des taxes, des risques et de la défense de l’actif.
De deux choses l’une alors – soit la cotitularité n’est pas démontrée et, dans ce cas, si l’invention est protégée, l’argument de la fausse déclaration, des taxes et de la défense de l’actif peut faire mouche ; soit elle est démontrée et là, il est surtout question de gérer le partage.
4. La gestion de la copropriété : rédaction et mise en œuvre d’un règlement de copropriété
Dans l’hypothèse où les travaux sont documentés et qu’il n’y a pas de doute sur la façon dont une invention a été obtenue, reste encore la question de la gestion de la copropriété parce que celle-ci n’est pas anodine.
Rédiger et mettre en œuvre un règlement de copropriété est une pratique assez connue en Europe et nous pourrions croire que ce n’est pas le cas en Chine. Pourtant, pour avoir géré un certain nombre de brevets codétenus par des entreprises françaises et chinoises, je ne suis pas de cet avis. La Chine, dans son pragmatisme constant, a bien assimilé le mécanisme de la copropriété. Les partenaires chinois rédigent leurs contrats de façon à ce que les noms de leurs inventeurs et les parts de leur copropriété soient bien visibles et praticables.
Je n’ai pas eu à rédiger beaucoup de règlements de copropriété en Chine, en revanche j’ai déjà travaillé sur un bon nombre d’accords d’« exploitation conjointe des résultats et de défense conjointe de PI » dont le contenu remplit le même rôle que le règlement de copropriété.
Pour résumer, un tel accord, qu’il soit séparé, ou annexé à un autre accord (développement, collaboration, faisabilité, etc.) définit les éléments essentiels de la gestion de l’actif codétenu. Quelle que soit la part de copropriété et aussi petite soit-elle, le cotitulaire doit, sauf renonciation expresse de sa part, participer activement et financièrement à la vie de l’actif codétenu. A moins qu’un copropriétaire mandate l’autre pour la prise des décisions, et même dans ce cas-là, les copropriétaires doivent se mettre d’accord sur les parts de propriété, les mécanismes de protection (par brevet ou dessin et modèle, ou certificat d’utilité, ou encore par le biais d’un séquestre chez un notaire – pratique usuelle en Chine), le partage des taxes et des frais, les prises de décisions pendant la vie de l’actif immatériel, la défense en cas de rejet, d’opposition ou de contrefaçon, ainsi que le partage des gains ou des pertes en cas de litige, mais aussi en cas d’exploitation.
Ces décisions doivent être prises en amont, dans la mesure où il est assez compliqué de les prendre pendant la vie de l’actif, les délais des procédures et les contraintes terrain ne laissant pas longtemps aux cotitulaires pour se concerter. D’ailleurs, vu le nombre de décisions à prendre et la durée de vie d’un brevet par exemple, si la copropriété est gérée à flux tendu, il faut s’attendre à un certain volume d’échanges et à des réponses à donner ou à obtenir dans des délais assez brefs, sans oublier le droit de préemption du cotitulaire.
Je ne l’ai jamais vu invoqué devant un juge compétent en Chine, en revanche j’ai déjà eu l’occasion de le pratiquer avec des collègues chinois et ils l’exercent de la même façon qu’en France, à savoir, adressent des notifications aux copropriétaires pour les informer de la décision d’abandonner ou de ne pas étendre un titre, de façon à ce que les copropriétaires en question puissent choisir de prendre le relais et de devenir seuls titulaires du titre en question ou de l’étendre comme bon leur semble…
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Si je dois tirer une conclusion de la discussion sur la copropriété industrielle dans les projets franco-chinois, je dirai que oui, contrairement à la croyance populaire, c’est non seulement possible, mais bien praticable. Toutefois, les règles doivent être établies en amont, doivent être claires et complètes, et doivent être respectées tout le long de la vie d’un actif immatériel. Un peu comme dans un mariage – ce qu’on crée ensemble doit être géré à deux.
De nos jours, il n’est ni difficile, ni inhabituel ou indélicat de poser une simple question à son futur partenaire industriel chinois – « si nous développons ensemble, comment allons-nous partager la propriété de nos résultats ? » La question est légitime, elle est entendue par nos collègues chinois et pouvoir y répondre avant de commencer à travailler est la seule façon de s’assurer une exploitation sereine et pérenne de son invention.
Article rédigé par Sophie QUERIN