La pratique du forum shopping consiste pour le demandeur dans une action en justice à choisir le tribunal qui est susceptible de fournir le jugement le plus favorable à sa demande.
Cette tendance a émergé en Chine dans les affaires de contrefaçon en matière de propriété intellectuelle et plus particulièrement dans les affaires de vente en ligne de produits contrefaits.
Nous le soulignons souvent sur ce blog, la vente en ligne s’est énormément développée en Chine ces dernières années et, avec elle, la vente en ligne de produits de contrefaçon. Confrontés à la contrefaçon de leurs droits, certains titulaires ont mis au point une tactique de forum shopping leur permettant, en s’appuyant sur l’ambiguïté de certaines règles juridictionnelles chinoises, de choisir le tribunal compétent pour juger l’affaire.
Comment ces titulaires procédaient-ils exactement jusqu’ici ?
En réalisant l’achat de produits contrefaits sur internet, ils ont pu obtenir la compétence des Cours du lieu de livraison desdits produits. Cette technique a ainsi permis à certains titulaires de choisir librement la compétence des Cours, par exemple en choisissant la juridiction de leur siège social, ce qui peut être un avantage conséquent lors de la tenue du procès. Deux récents arrêts de la Cour suprême chinoise ont cependant refusé de suivre ce raisonnement.
Les règles de principe
Tout d’abord, arrêtons-nous sur les règles juridictionnelles chinoises en question.
Conformément à la loi chinoise de procédure civile de 2015, les titulaires de droit peuvent intenter une action en justice devant le tribunal du lieu de résidence du défendeur ou encore devant le tribunal du lieu où la prétendue contrefaçon a été commise. Cependant, l’interprétation judiciaire No. 2015-5 de la Cour Suprême publiée la même année a complété cette règle par les dispositions suivantes :
L’article 24 de l’interprétation judiciaire prévoit ainsi que « le lieu de commission du délit […] inclut le lieu où le délit ou l’infraction est commis et le lieu où les résultats de ce délit ou infraction sont survenus ». C’est l’interprétation de la seconde partie de la phrase qui a donné lieu à de nombreuses controverses. En effet, certains juges ont estimé que le lieu où un produit livré est reçu pouvait être entendu comme « le lieu où les résultats du délit ou de l’infraction sont survenus ».
La situation a été compliquée par les articles 20 et 25 de la même interprétation judiciaire qui disposent respectivement :
Article 20 « le lieu d’exécution du contrat pour toute vente effectuée au moyen d’un réseau informatique pour la livraison de l’objet par ce réseau informatique est le lieu où l’acheteur est domicilié ; le lieu d’exécution du contrat pour tout contrat dont l’objet est livré par un autre moyen doit être le lieu où les marchandises sont reçues […] »
Article 25 « le lieu où le délit ou l’infraction relatif au réseau informatique est commis inclut le lieu où des moyens informatiques tels que l’ordinateur par lequel le délit ou l’infraction présumé a été commis et le lieu où les résultats de ce délit ou infraction ont eu lieu, y compris le domicile de la personne dont les droits ont été atteints ».
Ces deux dispositions ont donc été citées par plusieurs demandeurs afin d’obtenir la compétence des tribunaux du lieu de réception du produit livré ou celle des tribunaux du lieu de leur résidence.
Ainsi, ces dernières années, plusieurs juridictions ont accepté ce raisonnement. Parmi elles, la Cour spécialisée en propriété intellectuelle de Shanghai ou encore la Haute Cour de Canton. Au contraire, la Cour spécialisée en propriété intellectuelle de Pékin a refusé de le suivre, arguant notamment du fait que l’article 25 n’avait vocation à ne s’appliquer qu’aux infractions commises en relation avec une violation d’un réseau informatique, par exemple, en cas distribution de contenu sur Internet en violation des droits de propriété intellectuelle de son auteur.
Prise de position de la Cour Suprême
Au-delà du fait qu’il s’agissait d’un détournement des règles juridictionnelles chinoises, cette situation était gênante en raison de l’incertitude qui en résultait. La Cour Suprême a mis fin aux tergiversations des juges en prenant position sur le sujet dans deux décisions dans lesquelles elle a énoncé que les articles 20 et 25 cités ci-dessus ne s’appliquaient pas aux affaires de contrefaçon de brevets ou de marques sur internet.
Tout d’abord, dans la décision N°2016 Minshen 731, la Cour a décidé qu’un acte de violation de propriété intellectuelle n’était pas un « délit commis via le réseau informatique » dans le sens de l’article 25 invoqué par le demandeur. Ainsi, elle a refusé d’appliquer cette disposition aux affaires de vente en ligne de produits contrefaits.
Quelques mois plus tard, dans la décision N°2016 Minxiazhong 107, la Cour Suprême s’est positionné cette fois contre l’application de l’article 20 de l’interprétation judiciaire. Elle a estimé que l’existence de l’article 20 s’expliquait par le fait que pour les contrats de vente conclus en ligne, il était difficile de déterminer le lieu de résidence du défendeur et le lieu d’exécution du contrat. Au contraire, elle énonce que pour les affaires de contrefaçon de marques ou de brevets sur internet, l’article 20 n’a pas vocation à s’appliquer car la détermination de la juridiction ne pose pas problème.
Le fait que ces contrefaçons soient vendues sur internet ou par un autre biais n’a donc pas pour effet de changer les règles applicables en matière de juridiction. Ces deux décisions ont l’avantage de mettre fin à cette situation d’incertitudes.
Même si l’on peut s’émouvoir du fait qu’elles ont pour effet de limiter les droits des titulaires de droits à choisir la juridiction de leur choix pour juger les litiges de contrefaçon les concernant, elles s’inscrivent également dans le contexte chinois actuel visant à ce que les affaires en matière de propriété intellectuelle soient jugées par les tribunaux spécialisés en la matière (et notamment les trois Cours spécialisées de Pékin, Shanghai et Canton), ce qui permettra sur le long terme une meilleure uniformité de l’application du droit sur le territoire chinois.
Article rédigé par Audrey DRUMMOND