À qui appartient un brevet basé sur des solutions techniques non publiées d’autrui ?
Voici un article présentant un des « cas typiques » de la Cour suprême, relatif ici à la revendication de propriété de brevet. Une telle action correspond au cas dans lequel on soutient que le titulaire d’un brevet n’avait pas droit à l’invention (par exemple dans le cas d’un vol d’invention). L’affaire retenue par la Cour suprême nous permet de comprendre comment elle tranche les questions de charge de la preuve et de brevetabilité de l’amélioration d’une invention d’autrui.
I. Les « articles essentiels » de la Cour Suprême
Afin de présenter sa philosophie judiciaire, sa logique de pensée et ses méthodes de jugement dans les affaires de propriété intellectuelle impliquant de la technicité et dans les affaires de monopole, le Tribunal de la propriété intellectuelle de la Cour populaire suprême de Chine (ci-après Cour suprême) a sélectionné 48 affaires typiques parmi les 3 460 affaires jugées en 2021 et en a extrait 55 articles essentiels de jugement, afin de former le « Résumé des articles essentiels de jugement du Tribunal de la propriété intellectuelle de la Cour populaire suprême (2021) » (ci-après dénommé « Résumé des articles essentiels de jugement (2021) »), officiellement publié le 28 février 2022.
Parmi ces 55 articles, l’article 30 porte sur la charge de la preuve relative à la propriété d’un brevet, dans le cas où ce dernier a été obtenu en améliorant des solutions techniques d’autrui, non divulguées.
Article 30 – numéro de l’affaire : (2020) Cour suprême Zhimin Zhong n° 1293
[Essentiel du jugement] Lorsque le plaignant prétend que le brevet en question, délivré au nom du défendeur, appartient à lui-même au motif que ce brevet a été rédigé sur la base de solutions techniques non publiées du plaignant, il doit fournir des preuves pour prouver que le brevet en question provient effectivement des solutions techniques non publiées réalisées antérieurement par le plaignant, et que le défendeur avait la possibilité de prendre connaissance de ces solutions techniques avant la date de dépôt du brevet en question ; si le défendeur prétend qu’il a amélioré les solutions techniques du plaignant et bénéficie donc du droit de brevet en question, il doit au moins prouver ou expliquer raisonnablement que le brevet en question est différent des solutions techniques du plaignant, et que les différences constituent les caractéristiques de fond et les progrès du brevet en question.
Cette affaire a été intégrée dans le « Top Ten Intellectual Property Cases in Shandong Courts in 2021 ».
Le présent article se concentre sur cette affaire de l’article 30 et présente les recommandations dans la stratégie d’un litige, ainsi que les concepts judiciaires, les logiques de pensée et les méthodes de jugement mis en œuvre par la Cour suprême pour les questions de revendication de propriété de brevet.
II. Le différend entre les sociétés “Aerospace Long March” et “Luxi Chemical Group”
La société Aerospace Long March Chemical Engineering Co., Ltd. (ci-après dénommée “Aerospace Long March”), affiliée à l’Académie chinoise de technologie des véhicules de lancement de “China Aerospace Science and Technology Corporation”, est spécialisée dans la recherche et le développement (R&D) d‘équipements clés, la conception et l’ingénierie, les services techniques, la fourniture d’équipements complets, les travaux généraux, etc., dans le domaine de la gazéification du charbon. Cette société possède des droits de propriété intellectuelle sur la « technologie de gazéification sous pression du charbon pulvérisé aérospatial ».
La société Luxi Chemical Group Co., Ltd. (ci-après dénommé « Luxi Chemical Group ») est affiliée à Luxi Group, l’un des grands groupes d’entreprises chimiques intégrées en Chine. Elle intervient dans des secteurs industriels tels que les produits chimiques de base, les nouveaux matériaux chimiques, les engrais, la conception, la R&D et l’ingénierie chimique.
Aerospace Long March et Luxi Chemical Group sont toutes deux cotées en bourse, et collaboraient étroitement. En effet, en 2009, les deux parties ont signé une série d’accords, tels que l’accord-cadre de coopération, le contrat de conception technique, l’accord de non-divulgation, le contrat de licence d’exploitation de brevet et le contrat d’achat d’équipements spécifiques de la technologie de gazéification du charbon aérospatial, dans le cadre du « projet d’urée de 300 000 tonnes » (ci-après dénommé « le projet »). Suite à la signature de ces accords, Aerospace Long March a remis à Luxi Chemical Group des moyens techniques, des dessins et des équipements nécessaires à la réalisation du projet et a achevé la construction d’une ligne de production d’urée pour cette dernière.
Liaocheng Luxi Chemical Company, l’une des filiales de Luxi Chemical Group, a déposé auprès de l’Office national de la propriété intellectuelle le 24 mai 2017 une demande de modèle d’utilité, intitulée « dispositif de pulvérisation de gaz à la sortie du gazéificateur », sous le numéro de dépôt 201720586771.2. Ce brevet a été délivré le 6 février 2018 (ci-après dénommé le brevet concerné). Par la suite, sur la base de ce brevet (et d’un autre brevet), des poursuites en contrefaçon de brevet ont été déposées contre Aerospace Long March et ses clients devant deux tribunaux en 2019.
III. La stratégie de la société “Aerospace Long March”
Face aux litiges en contrefaçon engagés par Luxi, la société Aerospace Long March aurait pu réagir en adoptant la stratégie classique consistant à déposer une action en nullité contre le brevet concerné, en parallèle de la contestation de l’accusation en contrefaçon. Néanmoins, elle a adopté une approche différente.
Après comparaison des technologies, les avocats d’Aerospace Long March ont constaté que les solutions techniques revendiquées par le brevet concerné étaient très similaires à celles présentées dans les données techniques fournies par Aerospace Long March à Luxi Chemical Group dans le cadre du projet et que Luxi Chemical Group n’avait apporté aucune contribution technique substantielle par rapport à ces dernières. En fait, les dessins du brevet concerné étaient même identiques à deux des dessins livrés par Aerospace Long March. Tout cela a fait soupçonner que le déposant du brevet concerné avait rédigé le brevet sur la base de technologies appartenant à Aerospace Long March, en violant notamment l’accord de non-divulgation.
Sur la base de cette découverte, Aerospace Long March a pleinement dénoncé ce fait dans les litiges en contrefaçon évoqués plus haut et a indiqué qu’elle intenterait une action en justice distincte sur la propriété du brevet concerné, tout en argumentant que les allégations de contrefaçon de Luxi ne correspondaient pas aux faits.
Il se trouve que dans les deux litiges en contrefaçon de brevet, les preuves de contrefaçon fournies par le plaignant étaient très faibles et insuffisantes. En fin de compte, les tribunaux n’ont pas suspendu les affaires du fait du litige distinct sur la propriété du brevet intenté par le défendeur (Aerospace Long March), mais ont rejeté toutes les demandes du plaignant en mars 2020 et en octobre 2020 respectivement, au motif que les preuves fournies par le plaignant ne pouvaient pas démontrer que les solutions techniques présumées contrefaites entraient dans la portée de protection du brevet en question.
IV. Résumé de l’affaire de revendication de propriété
Cette action en revendication sur la propriété du brevet ZL201720586771.2 a été portée par la société Aerospace Long March devant le tribunal populaire intermédiaire de la ville de Jinan, province de Shandong au début de 2020.
Le 29 juin 2020, le tribunal a rendu un jugement civil (2020, Lu 01 Min Chu n° 248), selon lequel le droit du modèle d’utilité intitulé « dispositif de pulvérisation de gaz à la sortie du gazéificateur » (numéro de brevet : ZL201720586771.2) appartient au plaignant Aerospace Long March.
Le défendeur, Liaocheng Luxi Chemical Company, a refusé d’accepter le jugement et a fait appel devant la Cour suprême. Le 20 décembre 2021, cette dernière a rendu un jugement civil (2020, Zuigaofa Zhimin Zhong n° 1293), selon lequel l’appel avait été rejeté et le jugement initial confirmé.
V. Avis des juges
1. Charge de la preuve dans une action en revendication de propriété d’un brevet
Dans cette affaire, Aerospace Long March avait affirmé que Liaocheng Luxi Chemical Company avait déposé le brevet en question pour ses solutions techniques non divulguées et lui appartenant. Selon la Cour suprême, pour ce type de litige sur la propriété du brevet :
- En règle générale, le plaignant doit d’abord fournir des preuves pour prouver que les solutions techniques du brevet concerné proviennent de ses solutions techniques réalisées antérieurement, et que le défendeur avait la possibilité de les connaître avant la date de dépôt du brevet concerné (dans cette affaire, Aerospace Long March a fourni cette preuve en soumettant au tribunal les dessins qu’il avait fournis à Luxi Chemical Group, actionnaire de Liaocheng Luxi Chemical Company. Cela a été reconnu par les tribunaux de première instance et de deuxième instance).
- Si le défendeur prétend que les solutions techniques brevetées sont des améliorations de l’état de la technique plutôt que des solutions techniques du plaignant, il doit fournir des preuves pour le justifier (dans cette affaire, le défendeur a admis que les solutions techniques brevetées sont des améliorations des solutions techniques du plaignant. L’argument n’est donc pas applicable).
- Lorsqu’il a été confirmé que les solutions techniques brevetées proviennent du plaignant, le défendeur doit expliquer les différences entre les solutions techniques brevetées et celles du plaignant, et sur la base desquelles, prouver ou justifier leurs contributions inventives portées à l’invention (dans cette affaire, le défendeur n’a fourni aucune preuve à ce sujet, mais a seulement argumenté que les solutions techniques du brevet en cause étaient substantiellement différentes des solutions techniques d’Aerospace Long March et que des effets techniques inattendus ont été procurés. Cette réclamation n’a pas été supportée par le tribunal, comme nous allons le voir en détail ci-dessous).
- Si les deux parties prétendent que les parties de l’invention réalisées par l’autre partie appartiennent à des connaissances générales de l’homme du métier ou à l’état de la technique ou que l’art antérieur a donné une incitation technique explicite (ce n’est pas le cas dans cette affaire), elles doivent en fournir des preuves.
2. Comment déterminer si des améliorations de l’invention d’un tiers sont substantielles ?
Les revendications 1 et 2 du brevet en question tel que délivré se lisent comme suit :
- Dispositif de pulvérisation de gaz à la sortie d’un gazéificateur, caractérisé en ce que le dispositif de pulvérisation de gaz est une pluralité de buses de pulvérisation disposées symétriquement au niveau d’une conduite de sortie de gaz de synthèse du gazéificateur, et que les buses de pulvérisation sont inclinées vers le gazéificateur et reliées à la conduite de sortie du gaz de synthèse du gazéificateur.
- Dispositif de pulvérisation de gaz à la sortie d’un gazéificateur selon la revendication 1, caractérisé en ce que l’angle d’inclinaison entre les buses de pulvérisation et la conduite de sortie du gaz de synthèse du gazéificateur est de 30 à 45 degrés.
En l’espèce, le déposant du brevet, Liaocheng Luxi Chemical Co., Ltd., a bien reconnu que les solutions techniques du brevet en cause ont été obtenues sur la base des dessins fournis par Aerospace Long March, mais a affirmé qu’elles avaient apporté des améliorations ayant des caractéristiques substantielles : dans la solution technique de Aerospace Long March, les buses de pulvérisation sont reliées perpendiculairement à la conduite de sortie de gaz de synthèse du gazéifieur, de sorte que le liquide dans les tuyaux de pulvérisation ne peut être pulvérisé que perpendiculairement à l’intérieur de la conduite, ce qui ne fait qu’éliminer de la poussière contenue dans le gaz de synthèse à l’intérieur de la conduite. De plus, on risque de souffler une partie de la poussière présente dans le gaz de synthèse vers le raccordement à bride de la section avant, où elle peut s’accumuler à nouveau, de façon à affecter l’efficacité du fonctionnement du système. Or, la revendication 1 du brevet concerné précise, sur la base de cette solution, que les buses de pulvérisation sont reliées à la conduite de sortie du gaz de synthèse du gazéificateur de manière inclinée de sorte que l’ensemble des buses pulvérise de manière inclinée dans une direction opposée à la sortie du gaz de synthèse, ce qui permet d’éliminer efficacement par soufflage de la poussière au niveau de la bride. Quant à la revendication 2 du brevet en cause, elle précise l’intervalle optimal de l’angle d’inclinaison sous lequel un meilleur effet de dépoussiérage peut être obtenu.
À cet égard, la Cour suprême a jugé que :
- L’homme du métier sait, d’après la légende standard des schémas de procédé chimique, qu’il n’y a aucun signe représentant la relation de direction et d’angle entre les buses de pulvérisation et la conduite de sortie de gaz de synthèse du gazéifieur sur les dessins d’Aerospace Long March, contrairement à ce que prétend le défendeur. En outre, les dessins du brevet en question sont identiques à ceux d’Aerospace Long March. Par conséquent, le tribunal de première instance n’avait pas tort de considérer que la solution technique d’Aerospace Long March n’excluait pas le cas où un raccordement incliné se fait entre les buses de pulvérisation et la conduite de sortie du gaz de synthèse.
- Les revendications 1 et 2 du brevet concerné ne font qu’opter pour le mode de raccordement incliné entre les buses de pulvérisation et la conduite de sortie du gaz de synthèse et définir précisément l’angle d’inclinaison, sur la base de la solution technique d’Aerospace Long March.Bien que la description indique que des effets techniques avantageux peuvent être obtenus, la disposition du dispositif de pulvérisation lui-même ayant pour objectif d’éliminer de la poussière de charbon dans le gaz de synthèse, les différents angles de connexion entre les buses de pulvérisation et la conduite de sortie de gaz de synthèse conduiront inévitablement à des positions de pulvérisation différentes.Dans le cas où le défendeur n’a ni véritables dossiers de R&D, ni preuves pour vérifier l’effet technique, il est difficile de justifier que cette modification a apporté une contribution inventive aux caractéristiques substantielles de l’invention. Par conséquent, Liaocheng Luxi Chemical Co., Ltd. ne doit pas avoir le droit de brevet sur la solution technique en raison de la modification.
En outre, un contrat de licence de brevet (a priori au sujet d’autres brevets) a été signé entre Luxi Chemical Group et Aerospace Long March et stipule : « La partie A (Luxi Chemical Group) a le droit d’utiliser la technologie brevetée et le savoir-faire concédés sous licence par la partie B (Aerospace Long March) pour apporter des améliorations ultérieures au projet, et les nouvelles réalisations technologiques résultantes ainsi présentant des caractéristiques d’un progrès technologique substantiel ou inventif appartiennent à la Partie A« . Néanmoins, la défense du défendeur fondée sur cette stipulation n’a pas été soutenue par le tribunal.
VI. Nos commentaires et recommandations
Premièrement, lors de la préparation d’un contrat de licence de brevet ou encore de transfert de savoir-faire, nous recommandons d’inclure des clauses sur la propriété des réalisations techniques résultant d’améliorations ultérieures.
En effet, il convient que le donneur de licence limite les nouvelles réalisations techniques attribuables au licencié à (uniquement) celles présentant des caractéristiques d’un progrès technologique substantiel ou inventif, de manière à éviter que le licencié ne s’approprie la solution technique grâce à des modifications mineures.
Deuxièmement, dans un procès en contrefaçon de brevet, le contrefacteur accusé doit d’abord enquêter de manière approfondie sur le profil du titulaire du brevet et démêler l’enchevêtrement historique entre ce dernier et lui-même.
Dans le cas où le contrefacteur accusé aurait fourni des données techniques ou des équipements pertinents au titulaire du brevet en question lors d’une collaboration antérieure, il faudrait d’abord rechercher activement des preuves au sein de l’entreprise, comparer soigneusement la solution technique du brevet concerné avec la solution que l’entreprise a fournie à l’autre partie et déterminer le degré de similarité entre les deux.
S’il est déterminé que la solution technique du brevet en cause est une amélioration non substantielle de la solution de l’entreprise, il est alors envisageable d’intenter une action en justice relative à la propriété du brevet, au lieu de déposer une action d’invalidation du brevet en cause. Ainsi, d’une part, le procès en contrefaçon de brevet en cours peut être suspendu et, d’autre part, le droit de brevet en question peut être repris, réduisant ainsi, dans une certaine mesure, les pertes causées par la divulgation par l’autre partie de solutions confidentielles de l’entreprise à travers le brevet publié. Bien entendu, en ce qui concerne le fait d’avoir porté atteinte à des secrets techniques peut faire l’objet de poursuites dans une affaire distincte afin de responsabiliser davantage l’autre partie.
Troisièmement, dans le cas où une partie A a déposé une demande de brevet pour une solution technique non divulguée d’une partie B, et où la partie B intente un litige sur la propriété du brevet, la partie B doit fournir des preuves suffisantes pour prouver que la solution technique du brevet est dérivée de sa solution technique achevée plus tôt, et que la partie A a pu connaître cette solution technique avant la date de dépôt du brevet concerné. À cette fin, la partie B devrait améliorer sa propre sensibilisation à la conservation des preuves et normaliser la gestion des fichiers internes de l’entreprise, afin que les preuves pertinentes puissent être retrouvées rapidement et correctement, même après de nombreuses années. Enfin, pour prouver qu’elle a apporté une contribution technique substantielle sur la base de la solution technique non divulguée de la partie B, la partie A ne doit pas s’arrêter à un raisonnement sec, mais doit apporter activement des preuves, en particulier des preuves du processus de R&D reflétant ses points d’amélioration et des effets techniques associés.
En conclusion, grâce aux indications relevées par la Cour suprême dans cette affaire, les sociétés qui font de l’innovation en Chine disposent de points de vigilance clairs pour faire respecter leur propriété intellectuelle. Nous ne pouvons qu’encourager nos lecteurs à les mettre en place.
Article rédigé par Mei TAO