La Cour suprême définit les critères de qualification et les modalités d’évaluation des dommages et intérêts
Les autorités judiciaires chinoises accordent une attention particulière aux actions en justice en matière de propriété intellectuelle (PI) intentées de mauvaise foi. Ainsi, dès 2011, la Cour suprême populaire a introduit, lors de l’amendement des « Régulations sur les causes civiles », une nouvelle catégorie de litiges intitulée « différends relatifs à la responsabilité en raison de l’introduction d’une action en matière de PI de mauvaise foi », classée comme une cause indépendante de troisième niveau. Bien que ce changement remonte à 14 ans, les éléments constitutifs d’une action en justice abusive demeurent flous et n’ont pas encore été clairement définis. Il est donc crucial d’explorer les critères de qualification des recours abusifs à travers l’analyse des décisions judiciaires rendues. Nous vous proposons d’analyser deux affaires marquantes en la matière, qui ont toutes deux donné lieu à une décision de la Cour suprême.
I. Affaire n°1 : Une entreprise de Guilin poursuit une société du Hunan pour avoir intenté une action en justice de mauvaise foi en matière de propriété intellectuelle.
1. Faits de l’affaire
L’entreprise du Hunan détient un brevet d’invention. En 2018, lors de la procédure d’introduction en bourse et de l’examen de l’entreprise de Guilin, cette dernière fut poursuivie par l’entreprise du Hunan, qui l’accusait d’avoir violé son droit de brevet. L’entreprise du Hunan exigeait l’arrêt de l’infraction et des indemnités pour les pertes subies (numéro de dossier : (2018) Xiang01 Minchu 3843). L’Autorité de régulation des valeurs mobilières (CSRC) a été informée de la plainte pour violation de brevet déposée contre l’entreprise de Guilin. En 2019, l’entreprise du Hunan a retiré sa plainte.
2. Décision de première instance
Le tribunal de première instance (numéro de dossier : (2020) Xiang 01 Min Chu 37) a précisé les éléments constitutifs d’une action en justice de mauvaise foi en matière de PI, qui sont les suivants :
- L’une des parties engage une procédure judiciaire en matière de PI pour formuler une demande ;
- La partie demandeuse agit avec une intention malveillante ;
- La partie défenderesse subit un préjudice réel ;
- Il existe un lien de causalité entre l’engagement de l’action en justice par la partie demandeuse et le préjudice subi.
Dans cette affaire, l’entreprise du Hunan détenait le brevet en question et a engagé une action en justice pour violation de ce brevet, exerçant ainsi son droit d’intenter une action conformément à la loi. L’entreprise de Guilin n’a pas fourni de preuves suffisantes pour démontrer que l’entreprise du Hunan savait que le brevet manquait de stabilité et a néanmoins intenté une action en justice, ou qu’elle avait d’autres objectifs indus au-delà de la procédure elle-même. Le retrait de la plainte dans l’affaire n° 3843 par l’entreprise du Hunan représente simplement un exercice normal de ses droits, et ne prouve pas que la plainte ait été malveillante. En ce qui concerne les éléments 3 et 4, l’entreprise de Guilin n’a pas pu établir que ses pertes étaient causées par l’action en justice pour violation de brevet, et il n’existe pas de lien de causalité entre l’action en justice de l’entreprise du Hunan et la perte économique subie.
3. Décision de la Cour suprême
La Cour suprême (numéro de dossier : (2021) Zui Gao Fa Zhi Min Zhong 1353) a estimé quant à elle que les éléments constitutifs d’une action en justice de mauvaise foi en matière de PI sont les suivants :
- La plainte déposée manque manifestement de fondement en termes de droits ou de faits ;
- Le plaignant en est parfaitement conscient ;
- Cela cause un préjudice à autrui ;
- Il existe un lien de causalité entre l’action en justice et le préjudice subi.
La cour a également indiqué que toute action en justice comporte un risque de défaite en raison d’un manque de preuves, d’une stratégie de litige inappropriée ou d’une mauvaise interprétation du droit, et il ne peut être exigé des parties qu’elles garantissent dès le début de la procédure le résultat final du procès. De même, il ne faut pas conclure hâtivement à la mauvaise foi d’une action en justice simplement en raison de l’issue défavorable du litige. Lors de la détermination de la mauvaise foi dans un procès, la cour souligne qu’il convient d’adopter une approche prudente et modérée. Seules les actions dans lesquelles la partie savait qu’elle manquait de fondement juridique, de faits pertinents ou de justification légitime, ou savait que la partie défenderesse n’avait pas violé ses droits, mais a tout de même engagé la procédure, entraînant un préjudice pour l’autre partie, peuvent être considérées comme des actions en justice de mauvaise foi.
Selon la cour d’appel, lorsqu’une partie est consciente que ses prétentions ne sont pas soutenues par la loi et que son action causera un tort aux droits d’autrui, mais qu’elle choisit néanmoins de poursuivre la procédure, cela peut être considéré comme un acte visant à obtenir un avantage injuste au-delà de l’objectif du litige.
II. Affaire n°2 : Une entreprise de Wuxi intente une action en reconvention contre une entreprise de Foshan pour avoir engagé une action en justice de mauvaise foi en matière de PI.
1. Faits de l’affaire
Une entreprise de Foshan détient un modèle d’utilité intitulé « un dispositif mixte ». Le 23 novembre 2022, à la demande de cette entreprise, la CNIPA délivre un rapport d’évaluation du brevet en question, concluant que toutes les revendications manquent d’activité inventive et ne répondent pas aux conditions requises pour l’octroi d’un brevet. En janvier 2023, alors que l’entreprise de Wuxi est en pleine période cruciale d’examen pour son introduction en bourse, l’entreprise de Foshan intente une action en justice contre elle, l’accusant de violer son brevet et exigeant l’arrêt de l’infraction ainsi que le versement de 23 millions de CNY de dommages et intérêts. Après enquête, il est révélé que l’entreprise de Foshan avait déjà intenté, en 2019 et 2020, deux actions en justice pour violation de brevets différents contre l’entreprise de Wuxi, ces brevets incluant tous deux les solutions techniques du modèle d’utilité en question.
2. Décision de première instance
Le tribunal de première instance (numéro de dossier : (2023) Su 02 Min Chu 38) a estimé que, pour établir la mauvaise foi d’une action en justice, les facteurs suivants doivent être pris en compte :
- La partie en cause savait-elle, au moment d’intenter l’action, que sa demande manquait de fondement juridique ou de preuves factuelles ?
- La partie en cause a-t-elle intenté l’action dans le but de nuire aux droits légitimes d’autrui ou de rechercher un avantage indu pour elle-même ?
- L’action en justice intentée par la partie a-t-elle causé un préjudice à autrui ?
Dans cette affaire, concernant le premier élément constitutif, la cour relève que l’entreprise de Foshan a pris connaissance, avant d’intenter l’action en justice, du rapport d’évaluation des droits de brevet, qui indiquait que toutes les revendications du brevet en cause ne possédaient pas de caractère inventif, ce qui rendait la base de son droit de brevet instable. De plus, il est évident que le produit prétendument contrefait présente des caractéristiques techniques manquantes. Par conséquent, l’entreprise de Foshan aurait dû savoir, dès le début de l’action, que sa demande manquait de fondement juridique et factuel.
En ce qui concerne le deuxième élément constitutif, la cour indique que l’entreprise de Foshan n’a pas soumis de rapport d’évaluation des droits de brevet lors du dépôt de la plainte, ce qui témoigne d’un manque de bonne foi. Elle avait déjà connaissance, depuis 2022, du fait que l’entreprise de Wuxi fabriquait et vendait le produit prétendument contrefait, mais elle n’a déposé sa plainte qu’en 2023, soit au moment critique de l’examen de l’introduction en bourse de l’entreprise de Wuxi. En tant que concurrent direct, il est impensable qu’elle n’ait pas eu connaissance de cette situation. Par ailleurs, dans les deux précédentes actions en contrefaçon de brevet, les produits incriminés étaient des systèmes de lignes de production intégrant la technologie du brevet concerné, avec un prix global plus élevé, et les montants réclamés dans ces deux affaires étaient de 8 millions de CNY chacun. Cependant, dans cette affaire, l’entreprise de Foshan a demandé une indemnisation de 23 millions de CNY pour une seule partie du système de la ligne de production, sans fournir de justification ou de preuve concernant ce montant. Cette demande de 23 millions de CNY correspond exactement à l’exigence de l’article 46 des « Règles de divulgation d’informations » qui stipule que lorsqu’un litige concerne un montant représentant « plus de 10 % de la valeur nette de l’entreprise selon son dernier bilan audité », l’entreprise est tenue de le divulguer. Cette obligation a contraint l’entreprise de Wuxi à rendre publique cette information et à suspendre son examen de l’introduction en bourse. Par conséquent, le tribunal a des raisons de croire que l’entreprise de Foshan n’a pas intenté cette action pour défendre ses droits légitimes, mais qu’elle a exploité les dispositions des « Règles de divulgation d’information » dans le but de perturber le processus d’introduction en bourse de l’entreprise de Wuxi et de nuire à son concurrent. Dès lors, il peut être conclu que l’action intentée par l’entreprise de Foshan est dénuée de bonne foi et présente une malveillance évidente, constituant un abus de droit et une action en justice de mauvaise foi.
Quant au troisième élément constitutif, la cour prend en compte le fait que l’entreprise de Wuxi a été contrainte de se défendre, ce qui a nécessairement augmenté sa charge économique. De plus, durant la période clé de l’examen de son introduction en bourse, cette action en justice a pu non seulement inciter les clients potentiels de l’entreprise de Wuxi à éviter toute transaction, en raison des risques juridiques, mais aussi à opter pour des produits de substitution, entraînant une perte d’opportunités commerciales. Cette situation a également entravé le processus d’introduction en bourse de l’entreprise de Wuxi à la Bourse de Pékin, annulant les énormes investissements qu’elle avait consentis pour cet objectif. Par conséquent, l’action en justice intentée par l’entreprise de Foshan a causé un préjudice à l’entreprise de Wuxi.
3. Décision de la Cour suprême
La Cour suprême (numéro d’affaire : (2023) Zui Gao Fa Zhi Min Zhong 2044), saisie de l’affaire, a estimé que les facteurs à prendre en compte pour déterminer si un recours est abusif sont les suivants :
- La stabilité de la base des droits ;
- La suffisance des preuves concernant les faits de contrefaçon et le montant des demandes ;
- Si la personne qui intente l’action a causé des dommages à autrui.
En tenant compte de la base de droits instable, de l’acte de dissimulation du rapport d’évaluation des droits de brevet, du manque de bonne foi, de la facilité évidente du jugement de contrefaçon, du montant manifestement excessif des réclamations, du timing des poursuites fortuit et des pertes subies par l’entreprise de Wuxi, la cour a décidé que ces facteurs combinés montrent clairement que l’entreprise de Foshan n’a pas intenté cette action pour défendre des droits légitimes, mais dans le but de retarder le processus d’introduction en bourse de l’entreprise de Wuxi et de nuire à ses intérêts. Selon elle, il convient de considérer qu’il s’agit d’un recours abusif.
Concernant la responsabilité en matière de compensation pour les actions en justice abusives, la Cour suprême a considéré que le recours abusif constitue une forme générale de comportement délictueux, et que l’auteur de l’action doit assumer la responsabilité pour les préjudices causés.
En ce qui concerne les frais juridiques liés à la procédure de nullité de brevet, si une action en contrefaçon de brevet est reconnue comme étant malveillante, la partie défenderesse doit être indemnisée par le plaignant pour les dépenses raisonnables engagées en réponse à cette action malveillante. Ces dépenses raisonnables comprennent non seulement les frais juridiques, mais aussi les frais de transport, d’hébergement et autres frais nécessaires. En fonction des circonstances spécifiques de l’affaire, cela peut également inclure les frais raisonnables engagés par la partie défenderesse pour initier une procédure de nullité de brevet en réponse à l’action en justice. En effet, dans le cadre de l’établissement de la responsabilité en cas de recours abusif, l’action en justice elle-même constitue un acte délictueux ; si la partie défenderesse initie une procédure de nullité pour répondre à une action abusive, les frais liés à cette procédure ont une relation causale directe avec l’action en justice initiale.
Concernant la prise en charge de la responsabilité civile pour éliminer l’impact du recours abusif, la Cour suprême a relevé que, les droits de PI étant au cœur de la compétitivité des entreprises, les litiges relatifs à la PI affectent directement la perception qu’ont les investisseurs de la valeur et du développement futur de l’entreprise, et cet impact est particulièrement marqué pour les entreprises cotées sur le marché des sciences et technologies. En conséquence, elle a décidé que la décision du tribunal de première instance, qui a ordonné la publication d’une déclaration sur une plateforme publique afin d’atténuer l’impact négatif de l’action en contrefaçon de brevet malveillante intentée par l’entreprise de Foshan contre l’entreprise de Wuxi, était appropriée et justifiée pour annuler les effets néfastes.
En conclusion
Ces deux affaires fournissent des directives claires en ce qui concerne les critères pour qualifier les actions de justice abusives ainsi que la portée de la compensation lorsque ces actions en justice abusives concernent la PI.
Ainsi, lorsque la base des droits est insuffisante ou instable, que les faits de contrefaçon et les bases des demandes sont insuffisants, et que l’action en justice a causé un préjudice à autrui, il convient de prendre en compte d’autres éléments tels que le manque de bonne foi de l’auteur de l’action, le timing opportun de la plainte et le montant excessif des réclamations. Tous ces facteurs, pris dans leur ensemble, peuvent conduire à la conclusion qu’il s’agit d’une action abusive en matière de PI.
Concernant la portée de la compensation pour les actions en justice abusives, la Cour suprême a clairement inclus dans le champ de la compensation les frais liés à la procédure de nullité que la victime est forcée d’initier. Elle a également précisé qu’une action en justice malveillante en matière de PI peut causer des effets néfastes à autrui, ce qui implique la responsabilité de l’auteur de l’action pour éliminer ces effets négatifs.
Article rédigé par Chao WANG