Brevets et sécurités nationales : les lois en conflit
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Brevets et sécurités nationales : les lois en conflit

Contrôle de la confidentialité par l’Office chinois pour un dépôt en dehors de Chine

Une décision chinoise nous permet de rappeler les obligations des déposants en Chine concernant la déclaration des inventions auprès de la Défense nationale. Une occasion également de pointer la difficulté des inventions faites « sur plusieurs continents », i.e. avec des inventeurs de plusieurs pays, pouvant mener à des conflits d’obligations et rendre nécessairement un déposant ou un inventeur dans l’illégalité dans l’un des pays. Un appel à l’harmonisation des lois ou à des accords entre les États.

En mai 2022, et pour la première fois semble-t-il, le département de réexamen et d’invalidation (PRID) de la CNIPA (l’Office national de la propriété intellectuelle) a rendu une décision d’invalidation de brevet (n° 55586) dans laquelle le brevet a été invalidé dans son intégralité en raison de « l’absence de dépôt d’une demande d’examen de confidentialité auprès de la CNIPA avant le dépôt en dehors de Chine ».

1) Les obligations en Chine

Pour rappel, comme indiqué dans notre article « Défense Nationale chinoise, attendez l’autorisation », pour toute invention faite en Chine, il est interdit de déposer une demande de brevet hors de Chine sans avoir eu préalablement l’autorisation de l’administration. Plus précisément, l’article 19 de la loi chinoise sur les brevets (2020) mentionne :

    « Any entity or individual that seeks to apply for a patent with respect to an invention or utility model accomplished in China shall first report the matter to the administrative department for patents under the State Council for confidentiality examination purposes. Matters such as confidentiality examination procedures and duration shall comply with the provisions of the State Council. (…) Where a patent application is filed for any invention or utility model for which a patent application is filed in another country in violation of the provisions of Paragraph 1 of this Article, no patent right shall be granted. »

Comme cela ressort de cet article, avant tout dépôt dans un pays étranger (typiquement un premier dépôt ou une extension de demande de brevet ou de modèle d’utilité), un examen de confidentialité est toujours requis pour une invention réalisée en Chine (Hong Kong, Macao et Taïwan exclus), même si un premier dépôt en Chine a été effectué, publié ou non au moment du dépôt à l’étranger. Ce qui compte ici, c’est le territoire où l’invention a réellement été faite. Cela implique que la règle ci-dessus ne tient pas compte de la nationalité, ni du lieu de résidence des déposants ou des inventeurs. Ainsi, on peut comprendre que dans le cas où l’invention a été réalisée en dehors de la Chine, même si un ou tous les déposants/inventeurs sont des entités chinoises, un examen de confidentialité par la CNIPA ne sera pas requis. Au contraire, si l’invention est réalisée en Chine, quels que soient la nationalité et le lieu de résidence des déposants/inventeurs, il faut systématiquement déposer une requête d’examen de confidentialité auprès de la CNIPA avant tout dépôt en dehors de la Chine (une fois l’autorisation obtenue, elle est valable pour tous les dépôts à l’étranger). Évidemment, il est inutile d’obtenir l’autorisation de l’administration après coup.

La violation de cette disposition est non seulement un motif pour rejeter la demande de brevet chinois éventuellement déposée après le/les dépôts à l’étranger mais aussi un motif pour faire invalider ce brevet après sa délivrance obtenue sur un coup de chance (cas dans lequel l’examinateur n’est pas informé du/des dépôts à l’étranger pendant la procédure d’examen), comme c’est le cas dans l’affaire évoquée au début de l’article et détaillée ci-dessous.

2) Exemple de ce cas récent en Chine

Dans cette affaire, le brevet invalidé est un modèle d’utilité chinois (ci-après MU2)  déposé le 14 avril 2017 sous priorité domestique d’un autre modèle d’utilité (MU1) dont la date de dépôt est le 10 janvier 2017. Le 20 décembre 2016, le titulaire du MU2 en question a déposé une demande provisoire aux États-Unis. Après comparaison, les solutions techniques décrites dans le MU2 invalidé, sa demande de priorité MU1 et la demande US sont identiques, et cela a été confirmé par le titulaire lui-même. De plus, une copie de l’historique d’examen du MU2 en question, fournie par la CNIPA, montre qu’aucune autorisation de dépôt à l’étranger n’avait été demandée avant le dépôt aux États-Unis.

Par conséquent, non seulement la revendication de priorité du MU1 dans la demande MU2 a été jugée invalide, car le MU1 ne constituait pas un premier dépôt du fait de la demande provisoire US déposée antérieurement (donc le MU1 n’était pas qualifié pour servir de base de priorité selon la Convention de Paris), mais en outre l’article 19 cité plus haut de la loi chinoise sur les brevets (2020) a été considéré comme étant violé. En d’autres termes, on considère que la demande MU2 a fait l’objet d’un premier dépôt à l’étranger (US) sans requérir l’examen de confidentialité. Pour que cet article soit applicable, l’adversaire a dû démontrer qu’au moins une partie de l’invention décrite dans le MU2 invalidé a été réalisée en Chine. Voyons dans ce qui suit comment cela s’est déroulé.

Dans cette l’affaire, l’unique titulaire du MU2 invalidé est une entreprise chinoise, prête à être cotée en bourse, et chacun des 4 inventeurs du MU2 sont de nationalité chinoise. La partie engageant l’action en nullité contre ce MU2 a fourni suffisamment de preuves, notamment le prospectus d’introduction en bourse (« initial public offering prospectus » en anglais) du titulaire et un article consistant à présenter la carrière de Monsieur Hu, l’un des inventeurs, pour prouver qu’il était « fort probable » que l’essentiel de l’invention en question avait été réalisé en Chine. Plus précisément, selon le PRID, les preuves produites par le demandeur d’invalidation du brevet ont permis de prouver, d’une part, que le domicile du titulaire du brevet et son institution de R&D se trouvaient tous les deux en Chine (plus précisément, rien ne prouve le contraire, i.e. qu’avant la date de dépôt de la demande provisoire aux États-Unis, le titulaire disposait d’une institution étrangère avec des compétences de R&D ou de conception de produits), et d’autre part que le lieu de travail des 4 inventeurs était sur le territoire chinois du fait qu’ils sont tous chinois sans permis de résidence permanente à l’étranger et employés du titulaire.

La seule preuve (dans la suite « contre-preuve ») fournie en réponse par le titulaire à cet égard fut une copie du registre émise par l’Administration des entrées et sorties du Bureau de la sécurité publique de Shaoxing, montrant les registres d’entrée et de sortie de Monsieur Hu, l’un des inventeurs du MU en question, du 12 juin 2016 au 16 juin 2017. Cette preuve a été utilisée par le titulaire pour prouver que l’invention du MU2 a été faite par ce monsieur pendant son déplacement aux États-unis en 2016. Cependant, le PRID n’a pas été convaincu pour les raisons suivantes :

  • La contre-preuve elle-même prouve seulement que Monsieur Hu a quitté la Chine pendant la période susmentionnée, et ne prouve pas directement que l’invention de ce brevet a été faite par lui à l’étranger.
  • De plus, en plus de Monsieur Hu, il y a trois autres inventeurs, qui ont tous contribué au contenu substantiel de l’invention, et la contre-preuve ne prouve pas que ces derniers ont réalisé l’invention à l’étranger.
  • Selon la contre-preuve, Monsieur Hu n’est resté aux États-Unis que du 13 au 24 novembre 2016, soit dix jours. Il était quasiment impossible pour lui, en tant que président de la société titulaire du brevet, d’avoir non seulement élaboré l’idée complète de la solution technique, mais aussi déposé la demande provisoire américaine en si peu de temps.
  • La société titulaire du brevet, en tant que société à coter en bourse, possède une structure d’entreprise complète et devrait donc être en mesure de fournir des preuves directes que l’invention a été développée et achevée à l’étranger mais elle n’a pas fourni de telles preuves.

Il ressort de cette affaire que l’adresse du titulaire du brevet et la nationalité des inventeurs sont deux critères importants pour indiquer où l’invention a été réalisée. Cette position du PRID peut servir de guide au demandeur d’invalidation sur la façon de collecter des preuves et d’organiser une chaîne de preuves relativement complète. Toutefois, il pourrait y avoir d’autres éléments à prendre en compte pour prouver la forte probabilité qu’au moins une partie de l’essentiel de l’invention a été réalisée en Chine. Relevons en outre qu’il est très important pour les déposants/titulaires de brevet de conserver consciemment et raisonnablement, pour les produire ultérieurement de façon active, des preuves sur le lieu où l’invention a été réalisée. Néanmoins, nous considérons que le plus prudent, lorsque cela est possible, est de demander systématiquement une autorisation de la CNIPA avant tout dépôt en dehors de Chine, dès que l’invention risque d’être jugée comme étant réalisée en Chine (par exemple, lorsqu’il y a des inventeurs chinois, ou des inventeurs étrangers travaillant en Chine…).

3) Outre la nullité du brevet, la responsabilité pénale en jeu

En plus de l’article 19 cité plus haut, l’article 78 de la loi chinoise des brevets (2020) dispose que quiconque dépose une demande de brevet comportant des secrets d’État dans un pays étranger en violation des dispositions de l’article 19 de la présente loi recevra des sanctions administratives ; si un crime est constitué, la responsabilité pénale doit être recherchée conformément à la loi.

On peut donc voir que les conséquences occasionnées par le non-respect de la règle sont particulièrement importantes en Chine. En cas de problème, le seul moyen pour se défendre est de contester le lieu de réalisation de l’invention en question, dont la détermination est particulièrement complexe dans le cas d’une collaboration internationale où les différentes parties se trouvent dans différents pays et donc l’invention est faite en différents lieux.

Si l’on arrive à prouver que la partie essentielle de l’invention est réalisée dans un pays autre que la Chine, les dispositions de l’article 19 précité ne seront pas applicables à cette invention.     

4) Le dilemme en cas d’inventeurs de plusieurs nationalités

Selon l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), les pays du monde entier imposent généralement des examens de confidentialité (encore appelés examens par la défense nationale ou pour la sécurité nationale) sur des demandes de brevet. Ces examens de confidentialité peuvent être répartis en différents types, du fait que les États peuvent imposer des restrictions lorsque :

  1. les demandes sont déposées par des ressortissants de l’État concerné,
  2. les demandes sont déposées par des personnes domiciliées dans l’État concerné, et/ou
  3. le lieu de réalisation de l’invention est situé dans l’État concerné.

Pour illustrer la variété des systèmes selon les pays, une liste est présentée sur le site de l’OMPI.

Il se trouve que la Chine a adopté une restriction selon le lieu de réalisation de l’invention, tandis que la France a choisi une restriction selon le domicile ou le siège social du déposant, d’où des situations de conflits de lois possibles en cas de collaboration, mettant les déposants dans un dilemme sur le pays dans lequel une déclaration doit être faite.

5) Les exigences en France

En France, le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) dispose que les inventions faisant l’objet de demandes de brevet ne peuvent être rendues publiques, donc faire l’objet d’un dépôt hors de France, sans une autorisation accordée par le ministère chargé de la défense (L.612-9 CPI). La sanction en cas de non-respect de cette obligation est une amende de 4 500 € et, en cas de préjudice à la défense nationale, une peine d’emprisonnement de un à cinq ans (L.615-13 CPI).

Le « Guide des usages des acteurs de la propriété intellectuelle en matière de sécurité de défense », dans sa dernière version du 30 octobre 2017, donne plus de précisions sur les obligations des déposants. Il y est rappelé que les obligations ne sont pas uniquement dictées par le code CPI, mais également par le Code Pénal et le Code de la Défense, entre autres.

Ainsi, une distinction est faite entre :

  • Les inventions considérées comme « non sensibles » :
    Elles peuvent faire l’objet de premiers dépôts hors de France, sous réserve toutefois de respecter les obligations du code CPI, selon lesquelles un déposant dont le domicile ou le siège social est situé en France, ne peut procéder hors de France au premier dépôt d’une demande EP de brevet européen (L.614-2 CPI) ou d’une demande internationale PCT (L.614-18 CPI).
    Ainsi ces inventions non sensibles devraient pouvoir faire l’objet de premiers dépôts à l’étranger autres que les dépôts EP ou PCT sans requérir une autorisation préalable. Néanmoins, relevons qu’un certain flou existe du fait de l’article L.612-9 CPI présenté plus haut n’autorise pas cela. Il semblerait que la DGA, qui édite le guide ci-dessus, donne une autorisation qui va au-delà des dispositions du Code de la propriété intellectuelle.
  • Les inventions susceptibles d’intéresser la défense nationale :
    Pour de telles inventions, tout premier dépôt hors de France est subordonné à un accord préalable par le Bureau de la propriété intellectuelle (BPI) de la DGA (Direction générale de l’armement).
    Les inventions susceptibles d’intéresser la défense nationale doivent s’entendre de façon large, elles concernent de manière générale des technologies liées aux intérêts de défense et de sécurité et évoluent en fonction de l’état de la technique et des besoins des armées. En cas de doute, il est demandé de solliciter l’avis du BPI. Bien sûr, rappelons que de tels dépôts hors de France ne concernent pas les demandes EP ou PCT, qui doivent être déposées en France pour un déposant dont le domicile ou le siège social est situé en France (voir ci-dessus concernant les articles L614-2 et L614-18 CPI).
  • Les inventions sensibles ou présumées sensibles :
    Une invention est qualifiée de « sensible ou présumée sensible » lorsque le déposant dispose en outre d’éléments lui imposant ou lui suggérant d’en as surer la confidentialité.
    Pour de telles inventions, tout premier dépôt hors de France est interdit sauf exception (invention réalisée au moins en partie par un pays de la « Letter of Intent » signée par 6 pays européens).

À ces différentes obligations, rappelons que le fait pour un inventeur d’exercer pour le compte d’une entreprise étrangère des activités d’études ou de recherche de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation expose celui-ci à des sanctions prévues par le Code pénal.

6) Cas d’inventions à cheval sur la Chine et la France

Prenons l’exemple d’une équipe de recherche d’une société française (« société FR ») au sein de laquelle une équipe de recherche regroupe un inventeur français (« inventeur FR ») et un inventeur chinois (« inventeur CN »), réalisant ensemble une invention en Chine (ou au moins partiellement en Chine) à protéger par dépôt de demande de brevet au nom de la société française.

Peut-on faire un premier dépôt en France ? en Chine ? quelles autorisations sont à demander ?

Le schéma ci-dessous illustre nos recommandations selon le caractère sensible ou non de l’invention.

i) Supposons qu’il s’agisse d’une invention non sensible :

Dans ce cas, la Direction générale de l’armement indique que la société FR peut procéder à un premier dépôt hors de France sans requérir une quelconque autorisation, hormis pour un dépôt de demande EP ou PCT (auquel cas le premier dépôt doit obligatoirement être fait en France, voir L.614-2 et L.614-18 CPI). Toutefois, compte tenu du flou résultant de la formulation de l’article L.612-9 CPI, il peut être préférable d’obtenir un accord pour éviter tout risque.

Par ailleurs, la loi chinoise interdit à la société FR de déposer une demande de brevet hors de Chine sans avoir eu préalablement l’autorisation de l’administration.

Ainsi dans ce cas, la société FR peut se trouver face à une double exigence notamment en cas de dépôt d’une demande EP ou PCT, car la loi française lui impose de déposer la demande PCT à l’INPI, et la loi chinoise requiert que l’autorisation soit demandée à l’administration.

Dans le cas d’un dépôt EP ou PCT, nous recommandons, pour n’enfreindre aucune des deux législations, que la société FR demande d’abord une autorisation à la CNIPA puis dépose la demande EP ou la demande PCT à l’INPI.

Par ailleurs, pour tout premier dépôt autre que EP ou PCT, il est nécessaire que la société FR obtienne un accord de la Chine, ou fasse un premier dépôt en Chine. L’accord en France ne semble pas nécessaire, mais préférable compte tenu de la rédaction actuelle de l’article L612-9 CPI.

ii) Dans le cas d’une invention susceptible d’intéresser la défense nationale, la situation s’avère plus complexe :

En effet dans ce cas, à la fois la loi française et la loi chinoise impliquent une autorisation préalable avant de faire un premier dépôt à l’étranger.

On peut alors supposer que la société FR, en demandant l’accord à l’administration française avant un dépôt en Chine, enfreint la loi chinoise, et en demandant l’accord à l’administration chinoise avant un dépôt en France, enfreint la loi française.

La société FR se trouve alors dans l’impossibilité de respecter les deux lois.

iii) Comme on peut s’en douter, le cas d’une invention sensible ou présumée sensible est encore plus problématique.

En effet dans ce cas, la loi française exige un premier dépôt en France, et la loi chinoise requiert une autorisation préalable avant un premier dépôt hors de Chine, autorisation qui ne sera sans doute pas donnée si l’invention est sensible.

Ainsi les cas ii) et iii) mettent la société FR en incapacité de respecter les lois de chaque pays.

Enfin, concernant les formalités à remplir pour obtenir les autorisations, nous constatons que la réglementation chinoise est plus stricte que celle de la France. En effet, en France, dès lors que la première demande est déposée en France, le dépôt équivaut à faire simultanément une demande d’examen de confidentialité, et il n’est pas nécessaire de déposer une demande séparée en plus. A la différence, en Chine, une requête d’examen de confidentialité doit être déposée à la CNIPA en même temps que la demande de brevet chinois ou après, mais en tout cas avant tout dépôt à l’étranger. Il n’y a qu’une seule exception : dans le cas d’un dépôt PCT sous priorité chinoise ou non, le seul fait de déposer la demande PCT auprès de la CNIPA fait office de requête d’examen de confidentialité.

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L’exemple des situations ii) et iii) ci-dessus illustre le besoin d’accords internationaux ou binationaux pour résoudre des conflits de lois apparaissant pour les sociétés réalisant des inventions ou ayant des inventeurs sur plusieurs continents, situations qui sont relativement fréquentes aujourd’hui.

Article rédigé par Xin YUAN, Mei TAO, Clémence VALLEE-THIOLLIER